28 août
Selon Platon, nous vivons enchaînés à l’intérieur d’une caverne obscure. Nous sommes enchaînés de manière à ne voir que la paroi du fond de la caverne. Tout ce que nous voyons se limite aux ombres qui s’y meuvent. Ce pourrait être les ombres d’une chose se déplaçant à l’extérieur de la caverne. Ce pourrait être les ombres des gens enchaînés à nos côtés.
Peut-être que chacun de nous n’est capable de voir qu’une seule et unique chose, sa propre ombre.
Cari Jung appelait cela son travail d’ombre. Il disait que nous ne voyons jamais les autres. En leur lieu et place, nous ne voyons que des aspects de nous-mêmes qui les recouvrent. Des ombres. Des projections. Nos associations.
De la même manière que les peintres anciens se plaçaient à l’intérieur d’une minuscule pièce sombre afin de tracer l’image de ce qui se tenait à l’extérieur d’une minuscule fenêtre, illuminé par un grand soleil.
La caméra obscura. La chambre noire.
Non pas l’image exacte, mais tout inversée ou cul par-dessus tête. Déformée par le miroir ou la lentille au travers desquels elle apparaît. Notre perception personnelle limitée. Notre éducation merdeuse.
À quel point le voyant commande à la vision. À quel point l’artiste est mort. Nous voyons ce que nous voulons bien voir. Nous voyons comme nous voulons bien voir. Nous ne voyons que nous-mêmes. Tout ce que l’artiste peut faire se limite à nous offrir quelque chose à regarder.
Pour information, juste au cas où, sache que ton épouse est en état d’arrestation. Mais elle l’a fait. Elles l’ont fait. Maura. Constance. Et Misty. Elles ont sauvé son enfant, ta fille. Elle s’est sauvée elle-même. Elles ont sauvé tout le monde.
L’adjoint en uniforme marron, il a reconduit Misty par le ferry sur le continent. En chemin, l’adjoint lui a lu ses droits. Il l’a remise entre les mains d’un second adjoint, qui a pris ses empreintes et son alliance. Avec Misty toujours dans sa robe de mariée, cet adjoint-là lui a pris son sac et ses hauts talons.
Tous ses bijoux de pacotille, les bijoux de Maura, leurs bijoux à elles, tout ça est retourné à la maison des Wilmot dans la boîte à chaussures de Tabbi.
Ce second adjoint était une adjointe et elle lui a donné une couverture. Une femme de son âge, au visage comme un journal intime de rides démarrant autour des yeux pour venir tisser leur toile entre le nez et la bouche. L’adjointe a consulté les formulaires que Misty était en train de remplir, et elle a dit : « C’est vous, l’artiste ? »
Et Misty a répondu : « Ouais, mais uniquement pour le restant de cette existence-ci. Après, c’est fini. »
L’adjointe l’a accompagnée le long d’un vieux couloir en béton jusqu’à une porte métallique. Qu’elle a déverrouillée, en disant : « L’heure d’extinction des feux est passée. » Elle a fait pivoter la porte métallique sur ses gonds avant d’entrer, et c’est là, juste là, que Misty a vu.
Ce que l’on ne t’enseigne pas à la fac d’arts plastiques. Cette façon dont tu es encore et toujours prise au piège.
Cette façon dont ta tête est la caverne, tes yeux son embouchure. Cette façon dont tu vis à l’intérieur de ta tête et ne vois que ce que tu veux bien voir. Cette façon dont tu ne regardes que les ombres et élabores ta propre signification.
Pour information, juste au cas où, c’était là, juste là. Dans le haut carré de lumière projeté par la porte ouverte de la cellule, rédigé sur le mur du fond de la petite cellule, et ça disait :
Si vous êtes ici, vous avez à nouveau échoué. C’est signé Constance.
L’écriture s’étale tout en rondeurs, une écriture aimante et tendre, qui sustente et nourrit, et tout est de sa main, sa main à elle. En ce lieu où Misty n’a jamais mis les pieds, mais où elle se retrouve au bout du compte, encore et encore, à chaque fois. Et c’est alors qu’elle entend les sirènes, longues et lointaines. Et l’adjointe lâche : « Je reviens vous voir dans un instant. » Elle sort alors et verrouille la porte.
Il y a une fenêtre en haut sur le mur, trop haut pour que Misty puisse l’atteindre, mais elle doit s’ouvrir sur l’océan et Waytansea Island.
Aux lueurs orangées qui fluctuent dans le carré de fenêtre, cette danse d’éclairs brillants et d’ombres sur le mur en béton qui lui fait face, c’est dans cette lumière que Misty sait soudain tout ce que Maura savait. Tout ce que Constance savait. Misty sait qu’elles ont toutes été trompées. De la même manière qu’elle savait comment peindre la fresque. De la même manière que Platon dit que nous savons déjà toutes choses, qu’il suffit simplement de nous les remémorer. Ce que Jung appelle l’inconscient collectif. Et Misty se remémore.
À la manière de la caméra obscura focalisant une image sur une toile à peindre, à la manière d’une chambre noire photographique, la petite fenêtre de la cellule projette un foutoir de jaune et d’orange, de flammes et d’ombres qui prennent forme sur le mur opposé. On n’entend plus que les sirènes, on ne voit plus que les flammes.
C’est le Waytansea Hôtel qui brûle. Avec Grâce, Harrow et Tabbi à l’intérieur.
Ça, tu le sens ?
Nous étions ici. Nous sommes ici. Nous serons toujours ici.